«Je préfère donner du travail à des français». Telle est la réponse lapidaire qu’un interlocuteur d’agence web française m’a renvoyé suite à l’expédition d’un récent e-mailing sélectif.
Je lui ai poliment répondu que je comprenais sa position, (je suis moi même français et j’apprécie d’avoir du travail…) mais que, la Roumanie étant dans l’Union Européennes, ses citoyens achètent beaucoup de produits français (automobiles, électroménager, etc), sous réserve bien sûr qu’ils aient un salaire leur permettant de payer les produits qu’ils souhaitent acheter. L’idée est que, d’une part dans une logique commerciale globale, si on veut que des gens vous achètent il faut bien qu’ils vous vendent quelque chose, et d’autre part «dépenser» vers l’Europe de l’Est est de bonne politique, car vu l’étroitesse des liens commerciaux, les sommes dépensées reviendront en large partie sous forme de demande solvable aux pays «dépenseurs» (ce qui est beaucoup moins le cas pour l’Inde ou autres pays offshore éloignée ; quand l’argent est parti là bas il n’en reviendra que très peu sous forme de demande de produits européens, essentiellement quelques airbus et centrales nucléaires…)
Il n’empêche que, vu en plus la conjoncture actuelle, cette réponse «épidermique» traduit une appréhension tout à fait compréhensible… mais à mon avis, et heureusement, les appréhensions de ce type sont loin d’être totalement justifiées.
Comme évoqué dans un précédent post, nous avons fait quelques tentatives pour travailler en direct avec des clients finaux PME françaises, généralement dirigées par des connaissances ou même des membres de ma famille qui sont venu nous trouver avec leur projet…
Pour mémoire il n’y a bien sûr pas que la famille qui nous soumet des demandes très floues ; nous recevons beaucoup de demandes vagues par e-mail (généralement émises a partir d’adresse e-mails personnelles, et sans aucun nom de société précisé). La partie la plus claire des demandes est toujours que le demandeur souhaite recevoir un devis ferme… bien sur nous demandons systématiquement des précisions, que nous recevons seulement dans une minorité de cas, et celles ci sont généralement très insuffisantes pour estimer un coût précis… ce qui bloque le dossier…
Pour en revenir à l’exemple de la famille, vu le contexte, et malgré le peu d’éléments précis, nous étions «en confiance» et avons rapidement démarré les travaux… et là deux résultats possibles ;
- Une fois que le site a été pratiquement terminé (après pourtant une validation du graphisme / ergonomie), le bénéficiaire, visualisant le résultat commence enfin à se poser les bonnes questions, il nous félicite pour le travail réalisé… mais en précisant que ce n’était pas du tout ce qu’il aurait souhaité… sans avoir été capable de l’exprimer jusqu’à présent…
- L’autre cas de figure est un site au départ tout simple, puis demande de catalogue, puis nécessité de rajouter une «moulinette» pour faire des devis selon une grille de calcul complexe et difficile à mettre en équation, puis le catalogue devient finalement un système de vente en ligne… sachant qu’il est pourtant largement préférable de savoir d’entrée ce que veut le client plutôt que de rajouter de prothèses ou refaire ce qui a été fait pour l’adapter aux nouveaux besoins… quand vous concevez une maison vous essayez de vous projeter dans l’avenir, de voir quels pourraient être les possibles agrandissements pour en tenir compte au niveau de la structure initiale même si les agrandissement ne se font que beaucoup plus tard…
Les difficultés sont encore aggravées par le fait :
- Que les clients insistent pour qu’on leur donne d’entrée un prix ferme et définitif (alors que les demandes sont vagues et que les modifications sur le parcours se multiplient…)
- Ils ont de grandes difficultés à décrire leurs besoins, ils ne connaissent pas les termes technique, et c’est encore plus difficile en cas de difficulté, le «ça ne marche pas» ou «il y a des problèmes» sont rois, donc difficile d’identifier / reproduire ce qui semble poser problème concrètement.
- Gros problèmes aussi pour la transmission d’infos concernant l’hébergement (des configurations de l’hébergement disparaissent mystérieusement ce qui nous oblige à les re-paramétrer plusieurs fois) et également sur les infos nécessaires sur le système de paiement en ligne de la banque client…
- Enfin parfois des difficultés pour que les bénéficiaires comprennent au début la logique des interfaces d’administration pourtant très intuitives…
Bref même si je vous fais la un «best of», tout ceci est complique, long, couteux, et donc quel que soit le prix de vente du prestataire distant ça ne peut pas être viable car avec la ressource consommée vous auriez pu dans le même temps réaliser (et facturer) 3 sites pour vos «intermédiaires» préférés…
En fait selon moi les structures web françaises disposent de 3 «fonctions» qui les rendent vraiment indispensables :
- Fonction commerciale ( vente et donc au préalable recueil des besoins et parfois aussi des contenus)
- fonction projet ( compilation des éléments, contact avec la production, coordination diverse)
- fonction «technique», pour les questions d’hébergement, de paiement en ligne, expertises diverses, voire réaliser directement certaines modifs…
Bref on est loin de simples «boites à lettres» associé parfois à la notion d’intermédiaire… bien sûr il y a aussi des sociétés qui se contentent de vous répercuter un cahier des charges en changeant juste son entête, mais il est bien rare que du concret en sorte, alors que nos clients réguliers, eux, ont toute leur place dans la chaîne de création de valeur.
Attention, il est nécessaire qu’ils disposent réellement de ces 3 familles de savoir faire pour que les choses se passent bien et qu’ils restent en permanence en position de force sur le marché.
Outre ces 3 grandes fonctions, dans la mesure où la tendance est souvent à un «package commercial tout compris» il est beaucoup plus logique (y compris au niveau des flux administratifs, financiers et opérationnels) que ça soit la structure française qui achète à des spécialistes (généralement français eux aussi) la partie hébergement, nom de domaines, voire négocie des systèmes de financement des sites commercialisés en cas de paiement par mensualités. Un prestataire purement offshore est tout de suite beaucoup moins à l’aise quand on lui demande un service tout compris, alors qu’un hébergement en France des sites réalisés peut pourtant avoir son importance du point de vue des moteurs de recherche… (pages France).
Enfin, nos clients web agency, grâce à leurs antennes sur le marché nous poussent à évoluer et à nous adapter en intégrant à nos offres des outils et technologies vers lesquels la demande se déplace… donc elles jouent aussi un rôle de veille utile…
De leur côté, «nos intermédiaires» ont aussi besoin de nous :
- Pour réaliser l’étude des coûts d’un dossier
- Pour assurer le développement des sites… voire leur référencement… voire leur installation sur les serveurs finaux…
- Pour leur apporter une expertise technique sur une large palette de compétences… voire creuser certains sujets mal connus chez les 2 parties…
- Enfin, et je dirais surtout, proposer à leurs clients des tarifs plus compétitifs, d’une part grâce à de meilleurs taux horaires, mais aussi grâce à la souplesse de la sous traitance qui permet de limiter les coûts fixes, l’agence française ne payant que la capacité de travail dont elle a vraiment besoin à un moment donné.
On est donc dans une interdépendance bien comprise… sauf que vous me direz que le prestataire offshore peut être tenté de récupérer beaucoup plus de valeur ajoutée en venant s’installer… dans les pays voire zone de chalandise de ses clients… selon certains il suffirait d’ouvrir une petite antenne qui pourrait «casser le marché»… bref travailler avec des prestataires de pays low cost ne ferait rien d’autre que de faire entrer le loup dans la bergerie, les clients formant un prestataire aux besoins des clients locaux, avant de se faire «doubler» par leur prestataire devenu concurrent.
Je ne vous cacherai pas que nous nous sommes posés de telles questions, mais ce scénario me paraît assez ardu, pour les raisons suivantes.
- L’entrepreneur étranger va se retrouver dans une position d’employeur. Or il ne connait rien aux complexes réglementations économiques et sociales du pays ou il veut s’implanter, sans parler de la mentalité des salariés, les pratiques de management, les modes de rémunération…
- Recruter une équipe capable sera une tache très ardues. Quel est par exemple l’intérêt pour un directeur d’agence ayant fait ses preuves de postuler à un poste salarié dans une structure qui essaie de démarrer, alors qu’il pourrait très bien se mettre à son compte ( à moins d’obtenir un très bon salaire, surtout si il est fixe…).
- Si le management de la maison mère étrangère s’implique fortement dans le lancement d’une structure de commercialisation, cela représentera une hémorragie de ressources au niveau de l’entité de production, laquelle pourrait s’en trouver gravement désorganisée et donc pénalisée. (risque de perte de clients mécontents, etc…)
- L’investissement commercial pour démarrer une société en France sera vite très conséquent ; louer des locaux bien situés donc couteux pour se donner une crédibilité face aux clients potentiels, embaucher une équipe, la former (comment ? En faisant venir les nouveaux salariés dans son pays ? Mais le prestataire sait il lui même vendre des sites au détail à des PME, même de son propre pays ?)
- Grande difficulté de management de la force de vente. En fonction du profil du responsable d’agence (surtout technique?) des problèmes risquent d’apparaître dans le suivi des commerciaux, lesquels représentent un coût fixe important ( partie fixe du salaire, véhicule, téléphone, essence, etc… car construire une force de vente sérieuse avec des multi-cartes payés à la commission me semble encore totalement irréaliste en France). Et le temps que des salariés soient formés, qu’ils s’habituent à l’offre, rodent leurs méthodes de vente qui devront d’ailleurs sans doute être ajustées suite à une «confrontation terrain», il faut se donner du temps pour évaluer les performances réelles des vendeurs, et en cas d’échec il faut recommencer un long cycle de recrutement / formation / rodage à 0…
Les forces de vente doivent donc être managées de près pour limiter tout dérapage, autant que possible directement par un associé de la structure… et même dans un cas de figure favorable les premiers mois les charges seront forcément largement supérieures aux revenus, le temps de démarrer…
Je n’ai cité que quelques arguments qui montrent bien que monter une filiale de commercialisation est une entreprise complexe, risquée pour un «outsider», celle ci nécessitant de lourds investissements de lancement sans avoir aucune garantie de réussite…
Vous n’êtes pas encore convaincus ? Alors encore un argument de poids, avant même de se poser la question de monter une équipe ; les sous traitants n’ont souvent aucune idée de la manière dont leurs clients français vendent ; organisation, méthodes, étapes de vente et de réalisation, niveau et structure tarifaire, conditions de paiement… bien sûr elle peuvent aller à la pêche à l’info, mais ça sera quand même largement le grand saut dans l’inconnu au moment de se lancer, il y aura forcément des tâtonnements, et comme cette offre arrivera après bien d’autres il faudra être très très agressif en prix pour être sûr de ne pas se louper… ( sachant aussi des prix vraiment trop bas par rapport à la moyenne du marché pourraient aussi inquiéter…«pas assez cher…» )
En conclusion, les entreprises étant mortelles, même avec toutes les difficultés précitées on ne peut bien sûr pas exclure des stratégies hardies, risquées, voire suicidaires (fuite en avant) de la part de patrons de structures near-shore. La réussite n’est d’ailleurs pas impossible, surtout à mon sens dans des zones où existe peu de concurrence, surtout si le nouvel arrivant parvient à lancer un système de commercialisation vraiment low cost, sans coûts fixes…
Cependant un vrai succès me semble assez improbable sans l’implication sérieuse de locaux (français,…) dans la structure de commercialisation, pas seulement comme salariés, mais plutôt comme associés, voire par des systèmes de joint-venture associant une société française et une société étrangère produisant les services. Dans ces conditions tout le monde a vraiment intérêt à ce que cela marche, mais la structure de commercialisation est déjà largement devenue une société française…